Histoire vrai ou inventée? 'Le Terrain'
- Tristan Palomba
- 26 juin
- 4 min de lecture
En l'an 2000, les néons du couloir de l'université projetaient une lumière blafarde sur les affiches des cours du soir. Marc, vingt ans, y suivait des leçons de mathématiques, un domaine bien éloigné des terrains de basketball qui avaient jadis été son univers. Toute son enfance, le ballon orange avait rythmé sa vie. Il adorait ça, la course, la sensation du cuir dans ses mains, l'adrénaline des matchs. Mais vers l'âge de 16 ans, quelque chose avait changé. L'animosité latente entre les joueurs, le challenge exacerbé qui montait les uns contre les autres, tout cela était devenu insupportable. À 17 ans, il y allait à reculons, le cœur lourd. Puis, petit à petit, l'aversion s'était installée, grandissant jusqu'à ce qu'il ne puisse plus supporter l'idée même de voir un terrain. Chaque vision d'un panier, d'une ligne de touche, ramenait à la surface une marée de mauvais souvenirs.
Il y a quelques mois, alors qu'il révisait ses équations complexes dans la salle de classe, son professeur de mathématiques, un homme aux allures posées et à l'écoute attentive, avait remarqué la tension dans ses épaules, la façon dont son regard se fuyait parfois. Ce professeur n'était pas seulement un maître des chiffres ; il possédait aussi une capacité singulière à comprendre les rouages de l'esprit, une sorte de coach intuitif.
Un soir, après le cours, Marc était resté, plongé dans ses pensées. Le professeur s'approcha, un sourire doux.
« Marc, j'ai remarqué que quelque chose vous tracasse. Parfois, les chiffres ne suffisent pas à apaiser l'esprit. »
Marc hésita, puis le flot se délia.
« C'est le basket, Monsieur. J'adorais ça, vraiment. Mais maintenant… »
Il marqua une pause, la gorge serrée.
« Je ne peux plus voir un terrain sans me sentir mal. C'est comme si toutes les mauvaises émotions me revenaient d'un coup. Les cris, la pression, cette… cette méchanceté que l'on pouvait ressentir. »
Il repensa à un match en particulier, un où la compétition avait viré à la haine, où les regards s'étaient faits assassins et les mots, des couteaux. L'image de ces visages déformés par la rage lui revint en pleine face, un souvenir qui lui vrillait l'estomac.
Le professeur l'écouta patiemment, hochant la tête.
« Ces souvenirs sont très puissants, n'est-ce pas ? Tellement qu'ils colorent votre perception actuelle. Imaginez un instant que nous puissions changer la façon dont vous ressentez ces souvenirs, non pas les effacer, mais modifier leur empreinte émotionnelle. »
Marc leva les yeux, incrédule.
« Changer ça ? C'est possible ? »
Il avait vécu avec ce poids si longtemps.
« Tout à fait, »
répondit le professeur avec une assurance tranquille.
« Imaginez un terrain de basketball, celui qui vous vient à l'esprit quand vous pensez à ces moments difficiles. Voyez-le. Et maintenant, si vous deviez rendre cette image, disons, hilarante, que feriez-vous ? »
Marc ferma les yeux, réfléchissant un instant, puis un faible sourire apparut.
« Je… je mettrais des choses ridicules. Comme… comme deux gigantesques chapiteaux de cirque, un à chaque extrémité du terrain ! Des chapiteaux rayés de rouge et de blanc, avec des guirlandes lumineuses multicolores qui scintillent joyeusement. Et au lieu des joueurs, je mettrais des clowns ! Des clowns avec des perruques extravagantes, des nez rouges, des chaussures immenses. Ils courraient, trébucheraient, se bousculeraient gentiment avec des ballons rebondissants, des ballons qui couinent quand on les touche. Il y aurait des bruits de klaxons de cirque, des rires joyeux et un air de musique entraînante qui remplacerait les cris tendus. Ils feraient des pirouettes ridicules, rateraient leurs dunks de façon hilarante, se prendraient les pieds dans leurs grandes chaussures… »
Marc, d'abord sceptique, visualisait les détails. Les images de haine se brouillaient, remplacées par des figures comiques. Un léger sourire naquit sur ses lèvres, s'élargissant peu à peu. L'intensité des mauvais souvenirs diminuait, comme si on avait baissé le volume d'une radio stridente.
« Sentez cette légèreté, Marc, »
continua le coach, sa voix devenant plus douce.
« Chaque fois que le souvenir d'un terrain vous reviendra, ces clowns et ces lumières joyeuses seront là. Chaque fois que vous verrez un terrain, vous penserez à ce terrain de cirque avec des chapiteaux de clowns et des lumières scintillantes. Ça vous donnera le sourire, et ça vous permettra de vous dire que, finalement, cette "animosité" n'était qu'une bande de clowns qui jouait. »
Un rire sec, mêlé d'une pointe d'incrédulité, échappa à Marc. Il se sentait un peu plus léger, c'est vrai, une bulle d'air dans la poitrine. Mais changer vingt ans d'amertume par de simples clowns ? Il resta sceptique, le sourire encore sur les lèvres, mais teinté de questionnement. "Et si ça marchait vraiment…?" se demanda-t-il, l'idée traversant son esprit comme un papillon insaisissable. Il s'arrêta un instant, pensif, puis rejeta l'idée d'un haussement d'épaules. "On va laisser tomber, c'était marrant, mais bon, ça ne changera rien."
Il salua le professeur et reprit son chemin vers chez lui, l'image des clowns s'estompant déjà derrière la lassitude.
Deux jours plus tard, alors que Marc rentrait de l'université, il passa devant le terrain de basketball du parc municipal. Ses pas ralentirent, une vague de malaise habituelle menaçant de le submerger. Il ferma les yeux, s'attendant à la même oppression. Mais cette fois, quelque chose était différent. Au lieu des visages furieux et des cris, deux gigantesques chapiteaux de cirque apparurent dans son esprit, un à chaque extrémité du terrain. Des lumières scintillantes clignotaient, et il entendit distinctement des bruits de klaxons de clown et des rires joyeux. Les joueurs sur le terrain se transformèrent, sous ses yeux intérieurs, en une bande de clowns maladroits, trébuchant et s'emmêlant les pinceaux avec des ballons.
Un sourire, cette fois, s'étira spontanément sur ses lèvres.
Pas un rire forcé ou incrédule, mais un vrai, authentique sourire. L'image était si absurde, si décalée par rapport à la douleur qu'il associait d'ordinaire à cet endroit. Il réalisa qu'il ne ressentait plus cette brûlure au ventre, cette tension dans les épaules. La lourdeur avait disparu, remplacée par une curieuse sensation de légèreté et même de tendresse amusée. Il regarda le terrain de basketball, et depuis des années, il ne vit pas un lieu de souffrance, mais une scène de cirque silencieuse dans son esprit, un souvenir transformé. Ce n'était plus un lieu d'animosité, mais un théâtre où une bande de clowns jouait, finalement, un spectacle ridicule. Le chemin vers de nouveaux objectifs s'ouvrait enfin à lui, libéré d'un poids de vingt ans.
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